Muriel Prévot-Carpentier a obtenu le soutien du DIM Gestes, pour un projet de recherche en philosophie portant sur la démocratie dans l’activité de travail. Pour son post-doctorat, mené sous la direction de Stéphane Haber, elle a été accueillie à SOPHIAPOL (Université Paris Ouest Nanterre La Défense).

A peine la rencontre a-t-elle démarré que, déjà, Muriel Prévot-Carpentier, 37 ans, partage ses interrogations sur l’humeur manifestement exécrable du serveur qui vient de nous apporter nos cafés. Le « travail », dans son acception extensive, semble en effet fasciner la post-doctorante au quotidien. Et, semblerait-il, bien au delà de ses seules préoccupations d’universitaire. « Je suis curieuse de tout, et notamment de comprendre ce qui met les gens en activité », explique la philosophe, qui porte également la casquette d’ergonome. Un intérêt qui s’étend, de l’activité du sans domicile fixe à celle des salariés, et même des bénévoles. Avec un fil rouge : « Qu’est-ce qui fait que certaines personnes ont plus ou moins de degré pour orienter leur usage d’eux-mêmes ? » Sans pour autant retirer aux individus la présence, toujours, d’un certain « pouvoir d’agir ». « Il y a toujours une puissance d’agir humaine. On ne peut pas la retirer au sujet. Certains parlent d’absence, mais je crois qu’il s’agit davantage d’une question de degrés. Quoi qu’il en soit, que l’on appartienne ou non aux classes dominantes, chacun peut faire des choix, même s’ils sont plus ou moins contraints. »

« Mettre en mots le travail »

Depuis toujours, Muriel Prévot-Carpentier s’interroge constamment. Sur l’injustice, les inégalités et le travail principalement, mais en restant à l’écoute de tout autre thème. C’est à la vue des « Raboteurs de parquet », du peintre Gustave Caillebote, alors qu’elle était encore adolescente, qu’elle réalise son intérêt pour le travail. Puis, dès la deuxième année de ses études en philosophie, elle choisit le module « travail » où elle rencontre Jacques Duraffourg, avec qui elle partage certaines de ses interrogations. « Pour financer mes études, je travaillais dans un supermarché. J’ai non seulement été très marquée par le sentiment d’être totalement transparente pour l’autre, mais ai aussi appris, avec cette expérience, le nom des salades par leur code. Une véritable distorsion de la réalité du fait des normes imposées dans le travail, qui me mettait très mal à l’aise. » C’est ainsi, explique-t-elle, qu’elle a posé son premier pied dans l’ergonomie.

Après avoir poursuivi en maîtrise ses études de philosophie, elle a intégré le DESS « Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail » d’Yves Schwartz, tout en suivant le DEST d’ergonomie au Cnam. « Je me disais qu’en tant que philosophe, il pouvait être difficile de s’adresser aux ergonomes. Et que si je n’allais pas vers l’ergonomie, je n’aurais pas suffisamment de méthodologie de recherche sur le terrain. Et dans tous les cas, je souhaitais à la fois travailler sur l’épistémologie, l’histoire sociale, tout en appréhendant le travail grâce à une méthodologie rigoureuse. En bref, recueillir des données en passant par l’activité, tout en prenant en compte les gestes et singularités humaines, afin de savoir mettre en mots le travail. » Elle réalise alors, habitée par une « fascination pour l’usine », son stage de fin de DESS chez Arcelor.

Une démarche ergologique

Et sans surprise, il s’est avéré impossible pour Muriel Prévot-Carpentier de cesser de pousser la réflexion plus loin. Souhaitant poursuivre en thèse, dans une perspective ergologique, la jeune femme consulte Yves Schwartz et obtient en 2003 un CIFRE avec l’ANPE, où elle travaille pendant près de quatre ans à la construction de l’observatoire des conditions de travail. Mais l’expérience, qui aboutit notamment à la rédaction d’un  important rapport collectif en 2005, la frustre. « J’ai l’impression que nous avons peu transformé le terrain… Même s’il y a tout de même eu quelques effets diffus grâce à la formation action en interne dans la phase de recueil de données et à la co-écriture du rapport. Mais j’aurais aimé que nous fassions plus. Et globalement… Que veut dire cette recherche ? Pourquoi nous ont-ils fait venir ? Pour mettre en œuvre leur propre conception du travail, qui était également la nôtre ? Je ne voulais pas réaliser un rapport qui aurait servi à caler le pied d’une chaise… Est-ce que ça a été le cas, même si l’un des syndicats l’a repris ? Ne suis-je pas trop ambitieuse ? » Voilà une tirade bien révélatrice, semblerait-il, de la personnalité de la jeune chercheure… qui n’aura définitivement jamais fini de chercher.

Durant ces quatre années, la doctorante s’est surtout focalisée sur le terrain, souhaitant prendre le temps pour une maturation et le travail des concepts. D’autant plus qu’il n’est pas, selon elle, aisé d’articuler philosophie et données de terrain. « A l’époque, cela se faisait encore régulièrement de faire une thèse sur un temps long. Je n’étais donc pas pressée. » Sa casquette d’ergonome lui permet d’obtenir un CDI dans un Sameth (service de l’AGEFIPH). « Mais je voulais toujours approfondir, et m’investissais énormément. J’élargissais peut-être trop la focale. Sans doute y avait-il un décalage avec mes collègues. Je suis classiquement le type de personne à qui l’on dit : ‘Vous posez trop de questions.’ Mais je suis justement là pour construire ces questions et les faire avancer. » C’est également à cette période, dans le cadre d’un congé parental, qu’elle termine sa thèse et la soutient en décembre 2013. Puis postule au DIM Gestes pour continuer à poser des questions… « Cette thèse était encore une source de frustration ! Il me restait tellement de questions… »

La démocratie dans l’activité : La Louve

C’est inspirée par sa propre expérience associative en AMAP et coopératives, et en souhaitant croiser l’histoire sociale, l’épistémologie et la problématique du travail, qu’elle élabore début 2014 un projet de recherche sur la manière de construire et de « faire vivre » la démocratie dans l’activité. « Ma thèse terminait sur une aporie : les conditions de travail sont hétérodéterminées, dans le contexte classique du salariat. Je souhaitais donc étudier une structure où le travail était défini comme ‘libre’. Et en l’occurrence, là, dans une coopérative de consommation. » Son terrain ? La Louve, une coopérative qui ambitionne de devenir un grand supermarché coopératif devant ouvrir ses portes en 2016 (http://www.cooplalouve.fr/cest-quoi-la-louve/ ). « Je voulais comprendre pourquoi des personnes se mobilisaient autour de ce projet qui leur impose de travailler 3 heures par mois pour être membre, et profiter de prix plus bas sur des produits bio ou de qualité. Et cette idée m’est venue un jour où moi-même je me suis demandée pourquoi j’aimais mettre de la farine dans des sacs… Alors que ce n’est pas forcément un travail passionnant. Sans doute parce qu’il y avait une communauté de gens réunie autour de ce projet, et que c’était un moyen de ‘se reprendre en mains’. »

Après quelques mois passés sur le terrain, il semblerait que plusieurs des hypothèses que la jeune femme avait formulées sur la coopération dans l’activité, y aient été infirmées. « Comme quoi, il faut toujours les confronter au terrain, même lorsque l’on est philosophe ! » Il faudra encore attendre pour des conclusions fermes, mais il semblerait que malgré l’ambition affichée par La Louve de faire coopérer tous les membres, une minorité s’active nettement plus que les autres, autant sur le travail en lui-même que dans la prise de décision. Et la philosophe de s’interroger : « La démocratie comme forme de vie peut-elle fonctionner sans éducation à la coopération ? » Et de s’interroger aussi sur les conditions d’importation en France d’un modèle issu des Etats-Unis, ou encore sur l’importation du modèle d’organisation de l’entreprise privée dans un projet basé sur la coopération, tout en se voulant gigantesque. « Dans cette phase de conception, il y a tout de même un écrasement par l’organisation, l’occasion de retravailler le concept d’isomorphisme. » A suivre donc.

Ce post-doctorat était également l’occasion de s’enrichir intellectuellement grâce à la multitude de séminaires, conférences et de colloques, ainsi que de travailler dans un laboratoire, le SOPHIAPOL, où des alliances se créent entre la philosophie et la sociologie. « On peut y rester philosophe, tout en faisant des enquêtes de terrain. C’est tout un éco-système conceptuel. Le post-doctorat m’a offert cette occasion d’enrichir mes recherches de nouvelles collaborations avec mes pairs. »

« Résister à un monde qui veut nous surdéterminer »

Et Muriel Prévot-Carpentier n’est, bien entendu, pas seulement chercheure. Elle est aussi elle-même investie dans une coopérative et mère de deux enfants, ainsi que membre de la Ligue des Droits de l’Homme, et élue municipale à Pourcieux (83). « Quand vous me le dites, il est vrai que je fais énormément de choses… » En plus des communications déjà présentées, de longues journées sur le terrain avant de réaliser une longue série d’entretiens, de la préparation d’un article scientifique, elle doit aussi retravailler sur son manuscrit de thèse pour publication d’un livre. Tout en commençant à chercher un financement pour, idéalement, prolonger ses recherches sur La Louve après la phase de conception. Elle envisage également de, peut-être, élargir sa réflexion à la psychanalyse, de s’intéresser au rôle de l’activité dans la constitution de l’identité à travers une analyse de l’activité basée sur les concepts ergonomiques, participe aussi régulièrement à des séminaires d’écologie politique… Et se lève encore, en cours d’entretien, faute de voir passer un autre serveur, pour aller chercher deux autres cafés… Jusqu’à nous tenter de lui demander ce qui, elle, la « met en activité » ?

Et encore une fois, elle n’a pas attendu que l’on lui pose la question pour se la formuler. « Je suis contre ce modèle de valorisation de ceux qui cumulent les activités. Je suis pour le partage du travail, et n’ai pas besoin de cette intensité pour vivre… Mais le contexte est contraint. On peut faire ce choix pour avoir l’impression de choisir. Et je ne veux renoncer à rien. Ce n’est pas parce que mon travail me prend énormément de temps que je ne compte pas vivre ma vie. Cette suractivité est peut-être aussi une façon de répondre à cette situation de relative précarité. Et surtout, de résister à un monde qui veut nous surdéterminer. » Et, toujours, la philosophe s’interroge sur la manière dont ses recherches pourraient un jour faire évoluer la situation, refusant la disjonction entre recherche et société, et la figure du « philosophe en dehors du monde ». « Mais si personne n’avait envie de s’en saisir ? », s’inquiète-t-elle. « N’est pas Michel Foucault qui veut ! »

Bibliographie indicative :

« Les conditions de travail : proposition de modélisation pour l’usage », thèse de doctorat de philosophie, Aix-Marseille Université, 2013,  578 p. (Retravail en cours du manuscrit de thèse, pour parution aux éditions Octarès, Toulouse).

« Devenir un professionnel du concept ? Un engagement problématique » in L’Activité en Dialogues. Entretiens sur l’activité humaine (II), sous la direction de Y. Schwartz et L. Durrive, Octarès, Toulouse, 2009, pp 163-190.  « Penser le travail comme activité pour penser la mise en commun de valeurs au travail », Ergologia, octobre 2009, n° 2, pp 135-154.

 Muriel Prévot-Carpentier coordonnera les journées d’études « Le philosophe et l’enquête de terrain : le cas du travail contemporain » avec Luca Paltrinieri en 2016. Cette manifestation scientifique a remporté le soutien du DIM_Gestes lors de la campagne 2015. Ces journées seront portées par le Laboratoire SOPHIAPOL (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) et co-organisées avec le LabTop-CRESSPA (CNRS UMR 7217-Paris 8) et le CEPERC (CNRS UMR 7304-Aix-Marseille Université). Elles se tiendront à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense et au CRESPPA en janvier 2016.