C’est d’abord en tant que salarié que Yvon Miossec a rencontré le monde du travail. Après un DUT de Gestion obtenu à la fin des années 1980, il a débuté sa vie professionnelle dans le secteur bancaire. « La question du sens du travail s’est rapidement posée pour moi… Ce qui m’a conduit à changer de secteur professionnel. » En 1993 il commence à travailler dans l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, et reprend des études en sociologie du développement local. Quelques années plus tard, au moment où missions locales et ANPE se rapprochent, la question du « sens » ressurgit de nouveau. L’occasion de reprendre de nouvelles études, en psychologie du travail, au CNAM. « C’était autant pour questionner ma propre vie professionnelle que dans l’idée de peut-être apprendre un nouveau métier. » Il obtient son diplôme en 2002. Puis, c’est l’engrenage : DEA, puis thèse… jusqu’à « aspirer aux fonctions de maître de conférence ». Qu’il est finalement devenu. « Mon parcours n’est pas celui d’un universitaire classique. » Il n’est pas moins sans enseignements. Entretien.

Qu’est-ce qui vous a tant séduit au CNAM pour que vous envisagiez de poursuivre aussi loin ces études ?

J’y ai découvert à quel point le travail avait une épaisseur, grâce à la rencontre avec les deux écoles que sont la psychodynamique du travail et la clinique de l’activité. L’une et l’autre m’ont passionné, même si c’est dans la seconde que j’ai choisi d’inscrire mon travail. Cette question de l’action, de l’intervention, attirait mon attention. Comment soutenir les efforts de ceux qui sont dans l’institution pour que cela fonctionne mieux ? Je trouvais intéressant ce rapport assez original entre connaissance et action. Cette idée aussi que chaque situation est singulière, que l’on doit toujours travailler avec des situations, des métiers, des personnes… Il ne s’agit pas de pratiquer une psychologie appliquée, mais bien une clinique du travail, c’est-à-dire de composer avec des sujets, des collectifs, des métiers qui ont des histoires et des devenirs. Par ailleurs, l’analyse du travail n’a pas pour unique objectif la production de connaissances. C’est aussi un instrument de développement de l’activité.

« Dans l’activité du sujet, comme dans le fonctionnement des collectifs et des institutions, il y a des possibilités insoupçonnées. »

Que voulez-vous dire exactement par « développement de l’activité » ?

Il est important de dire, déjà, que je m’inscris dans une tradition : la clinique de l’activité, développée par l’équipe d’Yves Clot. Et il y a encore beaucoup de choses à faire dans cette tradition. Le développement de l’activité renvoie à l’idée que, dans l’activité du sujet, comme dans le fonctionnement des collectifs et des institutions, il y a des possibilités insoupçonnées… L’intervention ne vise pas à dire qu’il y a des possibilités, mais à agir pour que ceux qui travaillent réussissent à les mettre en œuvre.

Comment ?

C’est la pratique qui, dans le meilleur des cas, permet la réalisation de nouvelles possibilités. Il n’y a pas, d’abord, ce qui serait une connaissance du développement, puis une mise en œuvre… C’est bien la pratique qui fait naître des manières différentes de réaliser l’activité, auxquelles les professionnels n’avaient pas nécessairement pensé auparavant. Mais la clinique du travail n’est pas une clinique individuelle. En effet, les ressources pour faire un travail de qualité, source de santé au travail, sont d’abord collectives. Elles ne sont pas dans le travailleur mais entre les travailleurs qui font le même métier. La question se pose donc de la fabrication de ces ressources collectives et de leur appropriation par chacun. C’est particulièrement important lors de réorganisations, si fréquentes aujourd’hui. Il y a généralement un point aveugle dans les transformations des organisations : dans ce contexte, il est crucial que les salariés puissent se réorganiser. Travailler, c’est toujours adapter les organisations, tenter de la mettre au service de son activité. Il faut donc inventer de nouvelles manières de faire. Ce qui nécessite du travail collectif.

Il manquerait donc aujourd’hui, selon vous, du collectif dans le travail ?

Oui. Mais il manque surtout, si on peut dire, du collectif qui fonctionne. Parce que du collectif qui ne va pas bien au travail, ça, on en trouve. Un collectif qui ne parvient pas à se ressourcer, des collectifs en souffrance au travail, il y en a. Comme je le disais précédemment, la clinique de l’activité est aussi une psychologie sociale : elle accorde une grande attention au social comme ressource pour le sujet. Mais il faut le rappeler, le fonctionnement collectif, ça ne se décrète pas. C’est une question très importante aujourd’hui pour la recherche : comment, finalement, la discussion entre pairs ça ne consiste pas seulement à mettre les gens autour d’une table pour qu’ils discutent. Il ne suffit pas de leur dire « On vous donne du temps pour discuter ». La question est : qu’est-ce qu’une discussion efficace ? Par ailleurs, il arrive parfois que des espaces de discussion ne soient pas utilisés par peur de l’émergence de conflits de personnes, parce qu’on considère qu’il y a suffisamment de problèmes pratiques et qu’il serait dangereux d’ajouter des désaccords entre collègues du fait de point de vue différents sur le travail. C’est une crainte que nous rencontrons souvent. Alors que les cadres que nous mettons en place montrent que la confrontation de points de vue permet aux collectifs et aux individus de renouveler leur activité, de la rendre plus efficace et plus satisfaisante.

« La parole utile doit pouvoir toucher l’organisation du travail. Il faut que cela transforme le travail. »

Qu’est-ce qui est nécessaire pour créer cet espace de véritable dialogue, et éventuellement de « dispute professionnelle » ? Qu’apportez-vous qui n’existait pas auparavant ?

Vous m’interrogez comme intervenant. Il faut distinguer ce rôle de celui de chercheur, même si les deux activités sont étroitement liées. De mon point de vue, il est important de faire de l’intervention pour toujours être en contact avec les milieux de travail réels. L’intervention c’est aussi le moyen de construire des matériaux pour la recherche, notamment pour comprendre comment un espace de discussion peut devenir efficace… Il y a quelque chose qui me marque toujours : quand les salariés parviennent à discuter du travail ordinaire, concret, dans les détails… Cela les passionne. Mais cet intérêt ne va pas de soi au début de l’intervention, d’autant plus que, comme psychologues du travail, nous sommes plutôt appelés dans des endroits où il y a des problèmes. Je pense par exemple à des techniciens qui, via les représentants du personnel, avaient fait appel à nous du fait de problèmes relationnels avec leur management. Ce sont la plainte, la récrimination qu’on peut regarder comme des  passions tristes qui l’emportaient. Il est remarquable de constater à quel point les discussions sur le travail, sur les différentes manières de s’y prendre pour faire la même chose « réveillaient » les passions joyeuses du travail sur le travail. Quand on arrive à mettre cela en place, cela réanime le goût du travail bien fait, souvent malmené par les organisations. Le cadre de l’intervention peut soutenir le désir de développer son activité, de travailler plus collectivement, de chercher à agir sur l’organisation pour qu’elle tienne davantage compte du réel. Parfois c’est frustrant pour les chercheurs, car il y a beaucoup de dynamiques, à la fois individuelles et collectives, qui se déroulent quand nous ne sommes pas là. Et nous n’y avons pas accès. A chacun ses problèmes de métier !

Que pensez-vous des « groupes de pairs », ou encore des divers plans et programmes mis en place dans les entreprises, et qui mettent en avant la santé, parfois (souvent) à travers des dispositifs téléphoniques d’écoute de psychologues ?

Il y a une véritable mode sur les groupes de pairs… C’est un vrai souci. Il suffirait de mettre ensemble des professionnels… Mais la question est : comment se constitue et fonctionne un groupe de pairs qui soutient le développement l’efficacité professionnelle au plan individuel et collectif. Il peut aussi y avoir une tournure psychologisante : les gens peuvent s’exprimer, mais on ne change rien. Et ça, c’est délétère. Quant aux dispositifs d’écoute, ils peuvent malheureusement aggraver les problèmes. Quand quelqu’un en arrive à utiliser une ligne téléphonique d’aide, il se retrouve non plus dans la situation du professionnel qui cherche des solutions à des problèmes concrets, mais comme quelqu’un de diminué en demande d’assistance personnelle. Et ça individualise. Au bout du fil, dans le meilleur des cas, il y a un psychologue qui n’a pas forcément de connaissances sur les enjeux et la fonction psychologique du travail, qui peut axer son intervention davantage sur les dimensions personnelles que professionnelles. Cela peut renvoyer le sujet à lui-même. Ce n’est donc pas l’organisation du travail, mais lui qui serait limité. Comme je l’indiquais, les ressources collectives sont très importantes, mais elles sont complètement absentes du soutien téléphonique individuel. Même si, que les choses soient claires, certaines personnes peuvent avoir besoin d’un soutien psychologique, thérapeutique… Le problème c’est la confusion des registres. Et donc les directions d’entreprises qui mettent en place ces dispositifs, pas forcément de manière malveillante d’ailleurs, posent mal le problème. Elles l’individualisent. De notre point de vue, la parole sur le travail mérite d’avoir des effets sur le travail, sur le collectif, sur l’organisation, c’est à dire sur les causes de la souffrance. Ainsi, l’objectif de l’intervention est aussi d’agir sur trois niveaux : individuel, collectif, et organisationnel. Il faut toujours qu’un pôle puisse devenir ressource pour un autre. Et ce n’est pas toujours facile car la question de la santé au travail est souvent déléguée aux services des ressources humaines qui n’ont que très peu la main sur le travail et son organisation.

Qu’en est-il des CHSCT* qui peuvent très vite s’orienter vers l’alerte pour peser sur les directions, mais sans toujours bien poser le problème non plus ? Ne sommes-nous pas parfois sans un cercle vicieux ?

En effet. Parce que le travail ne parvient pas à être posé comme objet de réflexion et d’action. Comment faire en sorte que les représentants du personnel puissent être davantage armés pour analyser les situations de travail ? De quels outils peuvent-ils disposer pour faire leur travail d’élus ? Nous rencontrons aussi parfois des problèmes mal posés parce qu’il existe un consensus social sur le primat donné au diagnostic. Comme le rappelle le plan santé travail 2016 2020 les acteurs affirment que le problème principal c’est l’action. Mais l’expertise en matière de prévention s’est surtout développée du côté du diagnostic et de l’évaluation des risques. La mise en œuvre des plans d’action reste un peu comme le parent pauvre des actions de prévention, car toute l’énergie est souvent mobilisée sur l’analyse des risques. Et on peut se demander s’il est bien judicieux de faire reposer tout le problème de la santé au travail sur celle-ci, qui peut laisser dans l’ombre le travail et ce qui fait la santé au travail : le fait de pouvoir développer ses responsabilités, sa créativité professionnelle, son intelligence des situations et son pouvoir d’agir sur les collectifs et les organisations… Ce que l’on appelle le réel. Et donc, comment les élus peuvent non seulement mieux connaître et comprendre le travail ordinaire, mais aussi soutenir les efforts des salariés pour qu’ils développent des manières de faire plus efficaces ?

« Il est très important que les directions d’entreprises soient mises face à leurs responsabilités, mais cela ne fait pas la santé au travail. »

Vous êtes donc, comme Yves Clot, critique à l’égard de l’approche par les « risques psychosociaux » ?

Disons que la fréquentation des milieux de travail nous montre que ce n’est pas forcément le bon chemin. De mon point de vue, les énergies de ceux qui s’occupent de la santé au travail ne sont pas investies au bon endroit : définition des risques et judiciarisation. Il est très important que les directions d’entreprises soient mises face à leurs responsabilités, mais cela ne fait pas la santé au travail.

Quelles relations entretenez-vous avec les directions ? Comprennent-elles bien ce que vous mettez en place ?

Nous les associons beaucoup à la conception des dispositifs. Mais les comprendre ne se fait pas d’emblée, ils se construisent dans l’expérience de la mise en dialogue du travail. Il s’agit pour nous d’intervenir dans des situations réelles, avec des collectifs, et de les faire travailler avec les directions. Et pas seulement au niveau RH, mais aussi opérationnel, pour que puisse vraiment être posée la question du travail ordinaire. Donc cela les implique beaucoup et leur permet d’expérimenter des voies moins balisées et plus innovantes que celles de la gestion des risques.  J’ai aussi pu constater que, chez les dirigeants, être sur le réel du travail pouvait apporter un peu d’oxygène. Cela peut être ressourçant pour eux, leur permettre de développer de nouvelles idées sur la manière d’organiser les choses différemment, afin que l’entreprise soit plus performante. Bien sûr il y a des résistances… L’intervention n’est pas un long fleuve tranquille. Mais d’une certaine manière, nous mettons en place des cadres qui invitent chaque protagoniste à se déplacer.

Ce qui peut être assez inconfortable…

Ca l’est. Mais il y a deux destins à l’inconfort : celui avec lequel on se sent tout simplement mis à découvert, et celui qui permet de réaliser que l’on peut faire autrement que ce qu’on fait. Et ça, d’un point de vue psychologique, c’est très important. C’est un inconfort créatif. Comme psychologue du travail, c’est une source de satisfaction que de soutenir le destin créatif de l’inconfort… Nous travaillons avec les professionnels pour qu’ils puissent faire des expériences qu’ils n’avaient jamais faites auparavant, ou qu’ils ne font plus.

Et quelle pérennité après votre intervention ? Avez-vous des retours a posteriori ?

Cela fonctionne si les professionnels et les institutions continuent de faire fonctionner le dialogue sur le travail. Nous savons que ce sont des expériences développementales, à la fois pour les individus, les collectifs, mais aussi pour ceux qui sont en charge de l’organisation, et que cela doit se maintenir. Après, il y a la question des forces qui peuvent s’opposer par la suite… Même si les professionnels avec qui nous avons travaillé disposent de nouvelles ressources, cela ne suffit pas toujours pour « gagner le combat ».

Pour finir, sur le DIM Gestes… Qu’a-t-il apporté, selon vous, au monde de la recherche sur le travail ?

C’est inédit. Toutes ces rencontres entre disciplines, chercheurs, ces programmes de recherche… Je pense que cela a autant un intérêt interdisciplinaire qu’intradisciplinaire, avec un élargissement des équipes de recherche, qui peuvent trouver de nouvelles occasions de travailler ensemble. Je pense que ce qu’il s’est produit en Ile-de-France avec le DIM Gestes pourrait aussi s’appliquer en régions, où les différentes disciplines ne travaillent pas toujours ensemble.

* « L’intervention dialogique pour agir sur les risques psychosociaux : une troisième voie », Yvon Miossec, Yves Clot, Carine Boucher, in Approches interdisciplinaires des risques psychosociaux au travail, sous la direction de Loïc Lerouge, Octarès éditions, 2014.

Propos recueillis par Audrey Minart,
Twitter @AudMinart
journaliste de Miroir Social, pour le Gestes

BIBLIOGRAPHIE indicative :

  • Avec Nadine Poussin, « Développement du sentiment et du pouvoir d’agir : un exemple chez des médecins du travail », Le Travail humain, Puf, 2015/1 (Vol 78).
  • « Le développement du métier : une autre voie de prévention… des risques psychosociaux ? L’exemple d’une coopération entre médecins et psychologues du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, 2010/2 (n°10), p. 195-208.