Le travail et la santé au travail constituent des enjeux sociaux de première importance. A partir de 2020, ces enjeux ont été placés sous le miroir grossissant de la crise sanitaire, elle-même enchâssée dans une série d’autres crises, du travail, de l’emploi mais aussi écologique et sociale, en cours depuis plusieurs décennies. Travailleurs, travailleuses mais aussi demandeurs et demandeuses d’emploi font face à un accroissement des inégalités ainsi qu’à une transformation souvent brutale de leurs conditions de travail, au risque de leur santé physique et mentale.

Depuis 2012, le Gestes[1] porte et anime des recherches sur deux grands champs, le travail et la santé au travail, au travers d’un groupement d’intérêt scientifique destiné à pérenniser un réseau scientifique interdisciplinaire sur les problématiques qui en émergent. Il rassemble 15 établissements et 43 équipes de recherche, dont 24 UMR[2]. Cela représente environ 300 chercheurs et chercheuses en droit, en économie, en ergonomie, en histoire, en philosophie, en psychologie, en sciences de gestion et en sociologie, le réseau ayant vocation à s’élargir au-delà de ces huit disciplines. Entre 2012 et 2016, l’établissement support du GIS Gestes était le Groupe des Écoles Nationales d’Économie et de Statistique (GENES). A partir de 2016, le CNRS est devenu l’établissement support du GIS Gestes qui est depuis hébergé à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord, à proximité du campus Condorcet.

Lors de la rédaction du premier projet scientifique, les suicides de salarié·e·s de France Télécom ou encore du technocentre de Renault Guyancourt entre 2006 et 2009 avaient fait des risques psychosociaux des enjeux particulièrement saillants, tant dans le monde du travail que dans celui de la recherche. Il paraissait alors important de mettre en avant la notion de souffrance au travail. Durant la décennie suivante, de nouvelles interrogations ont émergé autour de notions telles que la pénibilité ou la qualité de vie au travail, ce qui a conduit à remplacer le concept de « souffrance » dans l’acronyme du Gestes, par celui de « santé » plus transversal.

La crise pandémique entamée en 2020 a plus que jamais rendu manifestes les liens entre santé au travail, santé environnementale et santé publique, du fait de l’intensification et de la massification d’enjeux jusqu’alors perçus comme mineurs. Des questions anciennes, déjà travaillées à bas bruit par les chercheur·se·s dans le champ du travail, sont rendues plus visibles sous l’effet du brouillage de ces différentes sphères de santé. A travers les quatre axes de recherche de son programme scientifique, le Gestes souhaite s’engager à porter une attention plus marquée à ces différentes sphères de santé et à leurs interrelations, pour les cinq années à venir. De plus, nous continuerons d’inscrire les travaux du Gestes dans trois dimensions qui caractérisent le réseau depuis ses débuts : l’interdisciplinarité, l’ouverture aux enjeux et questionnements hors du territoire national ainsi que la construction de liens avec les acteur·rice·s non académiques.

Axe 1 – Travail, emploi, organisations du travail en transformation : les conditions de travail et leurs effets sur la vie des travailleur·euses et des personnes exclues du marché du travail

Les organisations de travail, qu’elles relèvent des secteurs privé, public ou associatif, évoluent dans des contextes économiques qui influent sur leurs pratiques et leur gestion des ressources humaines. Le contexte économique se combine à un contexte juridique mouvant, globalement de moins en moins protecteur pour les travailleur·euses. L’axe 1 propose d’instruire de manière interdisciplinaire la manière dont les transformations des normes d’emploi, des modes d’organisation, de management et de gestion du travail collectif s’articulent aux enjeux de santé au travail, de santé environnementale et de santé publique. Il s’agit ce faisant, de continuer à penser le travail, sa valeur, son sens et sa qualité dans les organisations contemporaines.

Piste 1. Analyser conjointement les transformations des conditions d’emploi et de travail et les changements organisationnels

Ces dernières années sont marquées par une remise en cause des institutions du salariat mises en place après la Seconde Guerre mondiale, à l’instar des récentes réformes du droit social, notamment s’agissant des statuts d’emploi et du temps de travail. Il s’agit de dépasser la séparation entre les recherches sur le travail, l’organisation du travail et l’emploi pour interroger l’hypothèse du déploiement d’une rationalité néolibérale qui affecterait profondément le travail et les travailleur·euses, quels que soient leur secteur d’activité et leur place hiérarchique dans l’organisation.

La précarité de l’emploi, qu’elle soit de droit (CDD, intérim, personnes free lance, etc.), subjective ou de fait, induit des comportements qui pèsent sur le travail, depuis le bas des lignes hiérarchiques jusqu’aux personnels de direction, en passant par les cadres intermédiaires. Les mobilités internes subies peuvent, par exemple, jouer un rôle proche de celui des mobilités externes forcées. Il est également important de prendre davantage en compte les situations de perte d’emploi ou de difficultés d’accès à l’emploi pour interroger les dynamiques de construction de la santé, les chômeurs et chômeuses étant, en moyenne, en moins bonne santé que les actifs ou actives occupées. Dans tous les secteurs d’activité, on observe aussi le développement de nouvelles formes de travail (ubérisation, « révolution » digitale, numérisation, plateformes, etc.) produisant des zones grises de l’emploi. Au-delà de l’ubérisation, on observe plus largement le retour de nouvelles formes d’indépendance, parfois imposées par le chômage ou par l’employeur, la relation salariale devenant une relation de sous-traitance. Celles-ci participeraient à l’émergence de formes renouvelées de sujétion, visant à mobiliser à l’écart des régulations actuelles du salariat, des travailleur·euses diversement armé·e·s pour y faire face, à l’image des métiers des technologies de l’information et de la communication ou du secteur artistique et culturel. Il pourra également être intéressant d’étudier les parcours d’individus qui tentent de se soustraire à ces nouveaux modes de sujétion en réduisant l’emprise du travail rémunéré sur leurs vies, via la réduction du temps de travail, la construction d’alternatives au salariat, ou encore en faisant le choix de mobilités professionnelles dites « descendantes ».

Ces transformations des normes d’emplois s’articulent avec la diffusion de modèles spécifiques de production (externalisation et sous-traitance) et d’organisation (entreprise libérée, holacratie, sociocratie, agilité, crowdworking, etc.), de nouvelles politiques managériales (lean management, change management) et l’adoption de nouveaux outils technologiques et managériaux (certification, référentiel de l’entreprise « à mission »). Quelles sont les reconfigurations qui se traduisent par une dégradation ou au contraire une amélioration des conditions de travail ? Et quel·le·s acteur·rice·s se voient fragilisé·e·s ou renforcé·e·s par ces transformations ? Un effort particulier pourra porter sur l’analyse des effets de la financiarisation, saisie à travers la place occupée par le donneur d’ordre dans l’entreprise ou les processus de restructuration, de fusion ou d’acquisition, sur les politiques de gestion, en particulier de la santé au travail. Dans le secteur public, ces transformations placées sous la bannière de la « modernisation de l’action publique » prennent la forme du New public management dans tous les domaines d’action de l’Etat (enseignement, recherche, santé, justice, sécurité intérieure, défense, etc.) et posent notamment la question des recompositions professionnelles.

Enfin, l’étude des dynamiques organisationnelles doit prendre en compte les effets de l’activité de l’entreprise en termes d’environnement et de santé publique. Ainsi, la crise pandémique, en contribuant à développer le télétravail, les formes écologiques de transport entre le domicile et le lieu de travail (vélo, trottinette, etc.), a montré les effets des modes de gestion du travail sur la santé environnementale et la santé publique.

Piste 2. Processus de construction du vécu et organisation du travail

Les déterminants organisationnels et collectifs de l’activité de travail s’articulent aux vécus individuels et à leurs dimensions psychologiques. Les singularités du soi au travail se forgent au croisement des parcours individuels et des identités collectives. Qu’est-ce qui, dans les politiques salariales et la gestion des carrières, dans les perspectives ouvertes par les institutions du travail, mais aussi dans le caractère plus ou moins « soutenable » à long terme du travail, donne le sentiment d’un équilibre ou d’un déséquilibre entre les contributions et les rétributions ? Qu’est-ce qui construit le sentiment d’être dans un univers professionnel d’équité ou d’injustice ? Quelles sont les causes organisationnelles des pénibilités et des risques physiques, chimiques, biologiques ou des facteurs de risques psychosociaux ? Quelles sont, enfin, les formes d’emploi et de gestion des ressources humaines qui les atténuent ou les aggravent ?

Tout cela pose notamment la question de l’évolution du rapport personnel que l’on entretient avec son activité, son travail, son emploi – mais également aux autres (collègues, encadrement, usagers·ères, patient·e.s, élèves ou client·e·s, etc.) –, évolutions qui transforment le contrat psychologique qui lie le·a professionnel·le à son employeur. Comment l’implication et l’engagement (ainsi que la performance) recherchés par les dispositifs managériaux se combinent-ils avec les formes d’engagement et d’implication des professionnel·le·s dans leur activité, au plan individuel et collectif ? Comment ces évolutions participent-elles à la construction de la santé ou à sa dégradation ? Ces évolutions posent également de façon aiguë la question des collectifs de travail, de ce qui les constitue et de ce qui les fragilise. Les organisations favorisent-elles la mobilisation des savoirs élaborés individuellement et collectivement par les travailleur·euses ?

Piste 3. Discriminations et segmentation du marché du travail

Plus largement, la segmentation du marché du travail entretient des rapports étroits avec des formes de segmentation et de discrimination sociale liées au genre, au handicap, à l’âge, à l’apparence et à l’origine ethno-raciale. Quelles dynamiques relient les diverses formes de segmentation et de discrimination ? L’attribution de certaines pénibilités ou de certains risques à certaines catégories professionnelles rend ces pénibilités et ces risques invisibles, soit parce que les personnes concernées ne sont pas en état de s’exprimer (ce peut être le cas des travailleur·euses immigré·e·s ou des intérimaires) soit parce que cette attribution facilite la « naturalisation » des pénibilités et des risques (par exemple les situations encore souvent jugées « normales pour un homme », « pour une femme » ou pour un·e « travailleur·euse migrant·e »). Plus généralement, quel est l’impact ou le rôle des stéréotypes dans les dynamiques de domination entre groupes sociaux ? Il peut également s’agir d’interroger la manière dont le travail influe voire structure les politiques et trajectoires familiales, migratoires ou encore de santé.

Piste 4. Négociations collectives et évolutions du droit du travail

Ces dernières années sont marquées par une tendance à la promotion de la négociation collective (renforcée par les ordonnances de 2017) dans la production normative, en particulier sous la forme de l’accord collectif d’entreprise, ainsi qu’à la diversification des modes de négociation et leurs évolutions. Ces transformations s’inscrivent-elles dans le double mouvement, amorcé depuis les années 1980, de recul de la généralité des règles de l’emploi en faveur de celles de l’entreprise, fragilisant les protections des salarié·e·s au profit des employeurs ou vont-elles ou contraire dans le sens d’une démocratisation du travail, d’un renouveau du dialogue social ?

Pour y répondre, il s’agira de s’intéresser à la manière dont la promotion juridique de la négociation collective s’incarne dans des pratiques de négociation ou de dialogue social et structure l’expression des rapports de force en présence. Une seconde interrogation porte sur les enjeux du développement du dialogue social et de la négociation collective en termes de santé au travail au regard de la responsabilité juridique que continue de porter l’employeur via l’obligation de moyens renforcée et de sécurité. Enfin, quels dispositifs ou outils peuvent-être développés par la négociation collective pour favoriser l’expression ou la reconnaissance des problèmes liés au travail et leur impact sur la santé ? Quelles sont les réponses adaptées selon les secteurs d’activités, les entreprises, voire les travailleur·euses ?

Axe 2 – Expressions, invisibilisation, objectivation des troubles de la santé et du rapport au travail

Les liens entre travail et santé sont aujourd’hui de plus en plus débattus, dans l’espace public et médiatique ainsi qu’au sein des entreprises. Ils constituent un déterminant majeur, mais encore insuffisamment étudié, des inégalités sociales de santé, tant l’exposition aux facteurs de risque professionnel est distribuée de façon non homogène et dépend en grande partie du niveau de qualification. Les recherches entreprises, depuis sa création, au sein du Gestes, ont contribué à éclairer ces débats à partir d’une variété de points de vue disciplinaires. En replaçant les enjeux de santé au travail dans le contexte plus large des conditions de travail et de la construction du rapport des travailleur·euses à leur activité, les travaux portés par le Gestes ont permis de mieux comprendre comment le travail peut engendrer de la souffrance.

Piste 1. Contribuer à faire évoluer les modèles d’investigation et de reconnaissance des liens entre travail et santé

Le précédent programme scientifique du Gestes entendait ouvrir le spectre de ses recherches au-delà des questions de souffrance au travail, en interrogeant plus généralement le rapport au travail, comme potentialité de développement ou de bien-être. Les recherches soutenues par le Gestes pourront continuer à promouvoir cet élargissement, notamment dans un contexte où les enjeux en matière de santé au travail évoluent régulièrement en fonction d’arbitrages politiques ou sociaux. Par exemple, les « facteurs de risques psychosociaux » se trouvent de plus en plus fréquemment retraduits dans les termes de la « qualité de vie au travail ».  Mais quels modes d’objectivation sous-tendent concrètement ces catégories ? Comment s’exprime la qualité de vie au travail et que révèle-t-elle ? Comment exprime-t-elle différemment les rapports individuel ou collectif au travail ? En outre, un regard synchronique peut être porté sur ces questions tout autant qu’une proposition d’analyse dans la longue durée. En s’intéressant aux époques anciennes par exemple, il serait ainsi possible de mettre au jour les évolutions du rapport des travailleur·euses avec l’objet particulier qu’est le travail. L’évolution des perceptions du travail individuelles et collectives pourrait alors être interrogée et en partie appréhendée. En articulant une approche diachronique et synchronique, il serait possible d’analyser comment les questions de santé et sécurité au travail sont affectées par le sens collectif et individuel les structurant. A l’inverse, des recherches pourraient tenter de comprendre comment les rapports sociaux de santé au travail évoluent (in)visibilisant des pans différents de la santé au travail.

Un second enjeu de taille consiste à stimuler des recherches sur la sous-reconnaissance des maladies professionnelles, qui constitue aujourd’hui un fait social massif, bien établi tant par des rapports officiels que par des études scientifiques venus de champs variés, comme l’épidémiologie ou la sociologie. De telles recherches nécessitent d’appréhender les maux du travail dans leur variété et leurs traitements. Il apparaît en effet que seule une part très modeste des cancers professionnels sont reconnus comme tels. Si les troubles musculosquelettiques sont plus fréquemment indemnisés, les conditions de cette indemnisation tendent néanmoins à se durcir. Enfin, sur le plan de la santé mentale, l’obtention de reconnaissance de maladies professionnelles est particulièrement complexe, du fait de l’absence de tableaux dédiés dans le régime général comme dans le régime agricole de la Sécurité sociale. Ce constat liminaire dessine un important espace d’investigations pour les sciences humaines et sociales, qui peuvent contribuer à mieux comprendre les mécanismes qui déterminent cette sous-reconnaissance des maladies du travail, à plusieurs niveaux.

Piste 2. Analyser les processus et déterminants de l’expression des maux du travail

Un premier niveau d’analyse est celui de l’expression des maux du travail, et des conditions qui la rendent possible ou qui l’inhibent. Cela suppose tout d’abord de rendre compte de la manière dont les travailleur·euses perçoivent les facteurs de risque auxquels ils et elles sont exposés et leurs éventuels effets sur leur santé. Il est également nécessaire de comprendre comment ces perceptions peuvent être converties en revendications, et éventuellement agrégées en enjeu de mobilisation collective.

Pour cela, il convient d’étudier la manière dont les modes de management et le système des relations professionnelles au sein des entreprises facilitent ou font obstacle à ces dynamiques individuelles et collectives. A cet égard, les effets des évolutions légales, comme celles liées à la loi El Khomri de 2016 et aux ordonnances Macron de 2017, doivent encore être étudiés de près pour observer la manière dont les changements des règles de la négociation collective affectent l’expression des souffrances induites par le travail. Quelles ont été les conséquences de la fusion des instances de représentation collective dans les comités sociaux et économiques ? Comment les représentant·e·s du personnel ont-ils et elles investi les Commissions Santé, Sécurité et Conditions de Travail au sein des CSE ? Il est également souhaitable de porter le regard au-delà du monde de l’entreprise, pour prendre en compte les conditions sociales de l’expression des maux du travail affectant d’autres catégories de travailleur·euses : indépendant·e·s, intérimaires, fonctionnaires, auto-entrepreneur·e·s, bénévoles, afin d’étudier les collectifs de travail, ponctuels ou pérennes, qu’ils peuvent former pour constituer des relais de leurs revendications. Engager des projets avec des collectifs de travailleur.euses sur le modèle de la recherche-action pourrait favoriser l’émergence de savoirs situés sur ces conditions d’expression des maux du travail et, par l’ancrage dans des pratiques, ouvrir à une conceptualisation plus large, mais aussi à des possibilités de modélisation de formes de démocratisation du travail.

Enfin, quel que soit le statut des travailleur·euses concerné·e·s, l’expression des maux du travail passe de plus en plus par l’arène judiciaire. Ce constat invite à davantage d’études sur les effets du recours au droit sur les individus et les collectifs qui portent les causes relatives aux méfaits du travail, et sur la manière dont les professionnel·le·s de droit contribuent à façonner ces causes. Là encore, le recours à des analyses historiques pourra mettre en perspective les résultats obtenus des études de sciences sociales sur la période actuelle. Les maux du travail et leur expression sont une constante de la longue durée, mais ces expressions peuvent être interrogées si l’institutionnalisation d’une expertise médicale et l’État-providence sont absents.

Piste 3. Étudier la production et la circulation des savoirs permettant d’objectiver les maux du travail

Un second niveau d’analyse porte sur la production et la circulation des savoirs qui permettent d’objectiver les maux du travail. A cet égard, le Gestes promeut les recherches permettant de mieux saisir les dynamiques épistémiques qui pèsent sur la production de données objectivant les dommages corporels et psychiques induits par le travail. Les luttes de légitimité entre les disciplines concernées (épidémiologie, toxicologie, médecine clinique, psychologie, ergonomie), mais aussi la construction d’objets transfrontaliers porteurs de perspectives interdisciplinaires, constituent autant d’objets d’étude féconds pour comprendre comment les effets du travail sur la santé deviennent visibles ou, à l’inverse, restent dans l’ombre. La réflexion sur la prise en compte politique des données produites par ces disciplines doit également être encouragée. Qu’elles proviennent d’enquêtes épidémiologiques ou d’observations cliniques, ces données ne s’imposent en effet pas d’elles-mêmes dans le champ de l’action publique. Rendre compte des médiations nécessaires à ce type de conversion, mais également des obstacles à la mise en politique des savoirs relatifs aux liens entre travail et santé, fait partie des missions du Gestes.

Axe 3 – Santé et travail au prisme des temporalités, des parcours et des territoires

Alors que de nombreuses inégalités dans le champ du travail et de l’emploi ont été révélées par les crises de dernières décennies, la crise pandémique est encore venue accentuer les effets du travail sur la santé, de manière très inégale selon le secteur d’activité, l’âge, le sexe, l’origine ethno-raciale, le lieu de vie ou de travail ou encore l’état de santé initial. Si nous voyons dès à présent les effets de cette pandémie, nous savons par ailleurs que les effets du travail sur la santé s’inscrivent dans le long terme, que ce soit dans un registre physique ou psychosocial, à l’échelle des parcours professionnels et au-delà. La santé au travail dépend également des articulations entre travail et « hors-travail », des agencements entre les différentes temporalités de la vie et de leur inscription spatiale. Aussi, la compréhension de ce qu’est un travail soutenable ne peut se penser en déconnection du « hors de travail », du territoire ou dans une unique perspective de court terme. Cette articulation entre travail, temporalités et territoire paraît ainsi féconde pour saisir les mutations du travail et de la santé au travail, dans une approche systémique prenant en compte le rôle des pouvoirs publics autant que des employeurs, ou encore les agentivités des travailleurs et travailleuses.

Piste 1. Carrières, trajectoires et inégalités : une approche par les parcours pour saisir les inégalités

Dans une approche constructiviste de la santé, les parcours ne sont pas seulement une suite d’épreuves subies passivement. Dans ce paradigme, il sera important d’analyser les parcours, situations de travail et modes de régulations mobilisés par les personnes considérées comme en santé, comme de personnes malades ou en situation de handicap. De plus, la façon dont les personnes peuvent donner ou non un sens à leur vie de travail et la concevoir comme réalisation d’une identité professionnelle ou d’un projet importe également. La possibilité d’apprendre, de se former, de valoriser son expérience et de voir ses compétences reconnues est fondamentale. Dans quelle mesure cette possibilité dépend-elle de dispositifs formels ou de conditions moins institutionnelles, comme l’intensité et le rythme du travail, ou le fonctionnement des collectifs ? Inversement, l’impact des ruptures telles que les licenciements subis est attesté, mais doit être mieux compris : comment joue, au-delà du traumatisme initial, la perte de liens économiques et sociaux et de prévisibilité de l’avenir ? Qu’en est-il des ruptures organisationnelles ou technologiques, de l’évolution (et parfois de la disparition) des métiers et du brouillage des valeurs et des identités professionnelles, notamment en situation de crise économique ? Qu’en est-il aussi des transformations du contexte historique, par exemple des mutations de l’état social, et des effets de génération sur la construction et les orientations des trajectoires ?

Piste 2. Temporalités multiples et porosités des frontières

Porteuse d’une forte incitation à la réorganisation du travail en « travail à distance », la crise sanitaire a révélé tout à la fois les conflits et porosités entre les temporalités du travail, et de la vie « hors travail ». Ce heurt de temporalités se produit à la fois dans le court terme du travail quotidien, avec le problème de l’articulation entre travail et hors-travail, et dans le long terme des carrières et des parcours de vie.

Le sentiment que le travail déborde sur la vie personnelle tient à la situation familiale, mais aussi aux caractéristiques du travail : le type de tâches effectuées, la « densité » de la journée et de la semaine de travail, le rythme et l’organisation du temps, ou encore l’imprévisibilité pèsent sur les temps de récupération. C’est aussi la disponibilité – ou l’indisponibilité – psychique des individus une fois le temps du travail passé qui est impactée et dont il faudrait pouvoir prendre la mesure, impliquant les préoccupations éthiques sur la qualité du travail, sur les relations professionnelles, dont les personnes ne se débarrassent pas sitôt le temps de travail fini. L’organisation du temps de travail reste également déterminante. L’activité professionnelle est souvent marquée par des formes d’accélération, des contraintes d’urgence et des dyschronies qui peuvent impacter la santé, bien au-delà de la sphère professionnelle. Cette porosité des temps sociaux semble avoir été accentuée par les conséquences de la pandémie : télétravail et fermetures des écoles, en décloisonnant travail et hors travail, ont exacerbé les difficultés et fait émerger de nouveaux modes d’interpénétration des sphères de l’activité de travail et du hors travail, possiblement durables. S’ajoute parfois à cela le temps de l’attente, encadré par les dispositifs de chômage partiel, d’activité intermittente et très incertaine qui, aussi, brouillent le cloisonnement des temps sociaux. Ces conséquences amènent à réinterroger les inégalités d’origine sociale, de sexe et de milieux professionnels (cf. axe 4).

La gestion du temps peut aussi devenir en soi un enjeu d’extrême importance, et ce dans des empans temporels variés. A court terme, celle-ci demande elle-même du temps et donc de la disponibilité, afin d’organiser son travail quotidien et le rapport entre travail et vie personnelle ; ce qui, au regard de ce qui précède, est loin d’être évident. A long terme, envisager des réorientations dans sa carrière implique notamment de pouvoir se former, ce qui nécessite là aussi l’allocation de ressources temporelles. Que deviennent ces temps sous l’impact des transformations du travail et de l’emploi qui se dessinent ? Mais aussi dans le contexte où les effets des réformes de la formation continue restent à appréhender.

Ces évolutions suscitent aussi des interrogations en ce qui concerne le droit du travail. Alors que le travail peut venir déborder, investir l’espace et le temps personnel, des activités personnelles peuvent aussi venir investir le temps et l’espace de travail. Sur le plan règlementaire, la surveillance à distance et la reconnaissance du travail effectué sont ainsi un enjeu déterminant, lourd de conséquence sur la santé des travailleur·euses, et dont l’appréhension diffère fortement en fonction des statuts professionnels, des secteurs d’activité, du sexe, etc.

Piste 3. Spatialisation et territoires du travail

Ces questions de temporalités sont par ailleurs liées à celles de l’espace et des territoires dans lesquels elles se déploient. Or, les évolutions technologiques, dans le domaine de l’information et de la communication, ont bouleversé la donne, de même que les évolutions en matière d’emploi, de travail, de développements économiques et de problématiques sociales qui découlent pour une part de la crise économique. Depuis plus d’une dizaine d’années, celle-ci a en effet généré de nombreuses fermetures d’entreprises, augmentant le nombre de personnes sans emploi, au chômage, ou devant s’éloigner de leur domicile pour retrouver un emploi. Ces évolutions invitent à renouveler l’attention portée sur le lien entre travail et « conditions de vie », en particulier les conditions de logement et de transport dans les déplacements domicile-travail (durée, confort, régularité). Il paraît en outre nécessaire de tenir compte de la recomposition des territoires (désindustrialisation, mutations, déplacement des centres urbains vers les zones rurales, etc.) et des enjeux écologiques qui les sous-tendent.

Ce faisant, une attention particulière doit être portée à l’ancrage local et territorialisé des politiques publiques en matière de prévention de la santé au travail, de soutien à l’emploi, et de prise en charge des inégalités. De même que le territoire et ses habitant·e·s ont toujours été des données centrales dans l’implantation d’une activité économique, il est possible de renverser le point de vue et de s’interroger sur la manière dont le travail (rémunéré ou non) façonne en retour les espaces ruraux et urbains. Penser ensemble travail et territoire permet aussi de comprendre comment se façonnent des trajectoires et carrières spécifiques, à la jonction de ces deux dimensions.

Axe 4 – Le travail au cœur des crises

La crise sanitaire, elle-même enchâssée dans une série d’autres crises, du travail, de l’emploi mais aussi écologique et sociale, en cours depuis plusieurs décennies, semble inaugurer un bouleversement des modes de vie et de travail et ouvrir à des transformations massives des modes d’organisation. Depuis, travailleurs et travailleuses mais aussi demandeurs et demandeuses d’emploi semblent affronter un accroissement des inégalités ainsi qu’une transformation de leurs conditions de travail, mettant en jeu leur santé physique et mentale. Qu’en est-il réellement ? S’agissant du travail et de la santé, la crise sanitaire a-t-elle fait apparaître de nouveaux enjeux ? Produit-elle plutôt un renforcement de questions plus anciennes ? Ou les renouvelle-t-elle ?

Piste 1. Brouillage des sphères de santé

Trouvant ses origines dans la crise environnementale et la rapidité de son développement dans un espace mondialisé de vies, de travail et d’échanges, la pandémie de la COVID-19 a engendré une crise sanitaire mondiale, dont les forts impacts en termes de santé publique questionnent la santé au travail.

Les crises sont à la fois des périodes de transformation des représentations, dans les discours sociaux politiques et médiatiques des différentes sphères de santé et de leurs relations mais aussi une occasion pour les travailleuses et travailleurs de s’en saisir de manière renouvelée. Dans la crise pandémique, pour celles et ceux dont l’activité a été maintenue tout ou partie sur site, l’enjeu sanitaire est devenu plus présent, par la démultiplication des gestes d’hygiène et la mise en place d’équipements de protection. Cette plus grande visibilité des risques de santé encourus sur les lieux de travail produit-elle une conscience accrue des enjeux sanitaires au travail ? Favorise-t-elle l’émergence de savoirs nouveaux au sein des collectifs de travail ? Éclipse-t-elle au passage des enjeux plus classiques de la santé au travail tels que les troubles musculosquelettiques ou les facteurs psychosociaux de risque ? Comment ces derniers sont-ils par ailleurs reliés à des questions environnementales ? La crise produit-elle une transformation des imaginaires liés au travail et à la santé au travail qui se traduirait dans différents matériaux empiriques, par exemple, dans les communications sur les réseaux sociaux, les productions littéraires ou cinématographiques ?

Du côté des discours scientifiques, mais aussi politiques et institutionnels, le champ de la santé au travail se distingue en deux grandes approches. D’un côté, le courant hygiéniste, plus réglementaire et structuré par un corpus de normes, et de l’autre, l’approche de la santé au travail comme construction et développement avec une émancipation possible des individus et des collectifs par leurs capacités de transformations normatives. Les crises, dont la plus récente est la crise sanitaire, ont-elles modifié les usages de ces deux grandes catégories, les ont-elles vues se superposer ou encore s’hybrider ?

A l’instar de la bi-catégorisation entre activités essentielles et non essentielles, l’intégration très rapide de la COVID-19 comme maladie professionnelle en septembre 2020 a instauré un partage parmi les professions exposées pouvant être reconnues à ce titre. Ainsi, à la suite des travaux déjà menés sur de thème, les enjeux de représentation des expositions et d’institutionnalisation des maladies professionnelles semblent à interroger dans cette crise.

Piste 2. Jusqu’à quel point la crise pandémique transforme-t-elle l’activité de travail ?

Le traitement médiatique de la crise sanitaire a particulièrement mis en avant le « télétravail ». L’importation du travail professionnel dans les lieux privés a été massive au moment des confinements, mais reste minoritaire pour l’ensemble de la population active. Le développement de la coopération à distance semble ouvrir de nouvelles marges de manœuvre : quelles en sont les potentialités ? Les alternatives au travail sur site connaissent-elles une accélération ? De quel ordre ? Sur quels points ? Comment en faire l’analyse ? Ces alternatives posent-elles également à nouveaux frais les enjeux de collaboration, notamment en matière de gestion des équipes et de contrôle ? Comment le contrôle se déploie-t-il ? De nouvelles techniques de « management » sont-elles déployées ? Des innovations individuelles ou collectives naissent-elles de ce contexte de contraintes ? Comment ? Avec quelles facilités, ressources mais aussi résistances ? Enfin, l’évaluation du travail se transforme-t-elle ? Voit-on apparaître de nouveaux savoir-être ou manières d’être mais aussi de nouvelles pratiques de valorisation de l’engagement individuel ? Si les enjeux posés par le développement du « travail à distance des organisations » sont importants, ils ne doivent pas pour autant invisibiliser les évolutions des conditions de travail propres au travail sur site, et ce d’autant plus que de nombreux travailleur·euses sur site sont aussi des télétravailleur·euses à distance, et inversement.

Au-delà des enjeux de productivité, les contraintes sanitaires ont également généré des adaptations de postes non anticipées : basculement en distanciel, évolution du modèle de production mais aussi du contenu du travail demandé (par exemple pour la restauration, d’un service à table à de la préparation de plats à emporter). Ces transformations nécessitent des apprentissages accélérés, en termes de gestes, de logiciels ou encore de techniques. Il s’agira donc de s’intéresser aux enjeux de formation posés par la crise sanitaire. Ainsi, dans quelle mesure l’apprentissage de nouveaux outils dans la crise, révèle-t-il des adaptations nouvelles ? Comment s’harmonisent et se raffinent ces apprentissages et utilisations ? Dans la continuité, se pose la question de l’intégration des nouveaux entrants dans les organisations depuis 2020 : comment ces derniers découvrent-ils leurs nouvelles fonctions et organisations ? Comment font-ils avec la transformation des apprentissages par l’informel et l’implicite ? Ce qui jusque-là allait sans être dit devient-il dicible ? Cette évolution favorise-t-elle une réduction de l’écart entre travail prescrit et travail réel ou encore une diminution des marges de manœuvre ?

Les contraintes sanitaires pèsent par ailleurs sur les quotidiens et reconfigurent diversement les conditions d’exercice du travail. Mais au-delà de leurs aspects matériels, observe-t-on, dans le contexte de cette crise sanitaire, une remise en question des activités professionnelles ? Le sens du travail est-il affecté par cette crise ? Quels secteurs, fonctions ou professions sont interrogés ? D’autres ont-ils au contraire gagné en sens ?

Piste 3. Jusqu’à quel point les crises transforment-elles les lieux et les temporalités ?

Depuis plusieurs années ont émergé des pratiques de flex office dans les grandes métropoles urbaines ainsi que le déploiement de tiers-lieux de travail, régulièrement positionnés comme un enjeu pour le développement des zones rurales et fortement soutenus par les collectivités territoriales dans ces zones. Cette transformation des espaces de travail s’allie à celle des mobilités de travail. Dans quelle mesure la crise sanitaire a-t-elle accéléré cette tendance ? Dans quelle mesure aussi cette tendance participe-t-elle à redessiner les territoires ? A en revaloriser des villes moyennes ou des territoires jusqu’alors en voie de désertification ? Quels territoires pourraient au contraire se trouver dévalorisés, avec quels effets sur la santé au travail des personnes qui y pratiquent leur activité ?

Le développement du travail à distance des organisations engendre une irruption du professionnel dans les espaces privés et des interactions nouvelles entre des espaces dont les frontières tendaient déjà à se brouiller depuis plusieurs années. Comment s’opère cette professionnalisation brusquement accrue des espaces domestiques ? Comment le lieu personnel ou familial s’adapte-t-il à la pratique professionnelle ? Et inversement ? Comment les espaces sont-ils ou non distingués ? Quels sont les réarrangements entre activités de travail et activités hors emploi (celles de la sphère familiale avec la parentalité ou l’aide à apporter aux ascendants, celles de pratiques sportives, ou encore les activités militantes ou bénévoles) ? Comment les emplois du temps sont-ils modifiés ? L’outillage numérique constitue-t-il une aide ou un frein pour l’articulation des sphères d’activité ? Produit-il des allègements ou au contraire des surcharges ?

L’allègement des déplacements professionnels a conduit à parler de temps libéré, cependant les études prééxistantes sur le télétravail montrent qu’il favorise des amplitudes de travail plus longues. Ces temps libérés semblent d’emblée réassignés au travail, sans créer de nouveaux espaces de loisir ou de temps à soi. Alors que les temps de transports pouvaient permettre un espace-temps à soi, ces moments interstitiels, volés au travail et aux autres engagements de l’existence, disparaissent. Quels effets sur les emplois du temps produit le gommage de ces temps de loisirs spécifiques ? Sont-ils remplacés ? Sont-ils reconstruits par les individus, et s’ils le sont, le sont-ils de manière différenciée en fonction du genre ? La question du franchissement d’une nouvelle étape dans l’intensification du travail semble pouvoir être posée.

L’accélération transforme les lieux de travail et les temporalités, il s’agira d’analyser comment s’y adaptent les salarié·e·s et notamment celles et ceux qui pratiquaient peu ou pas le travail nomade ou en mobilité. Le rapport aux outils, les outils informatiques peu ou pas adaptés, l’usage d’outils informatiques personnels ont été centraux pendant la crise, comment perdurent-ils et sont-ils régulés ? Les innovations organisationnelles ou techniques qui se mettaient en place dans les entreprises ont-elles également été accélérées selon les secteurs d’activité, les statuts d’emploi (et notamment entre les salarié·e·s du privé et celles et ceux du public, mais également selon le type de contrat de travail, etc.), ou encore les fonctions ?

Piste 4. Jusqu’à quel point les crises transforment-elles les inégalités ?

Durant les premiers mois de la crise sanitaire, des visions prospectives du travail voyaient possiblement s’ouvrir un bouleversement tel qu’une nouvelle hiérarchie des professions ou une revalorisation des professions pourraient advenir. Ces questions posées, il s’agira de développer des recherches permettant d’interroger les bouleversements et leur nature, de mettre en visibilité les inégalités, d’évaluer si, et comment, elles sont accrues ou recomposées par les crises, voire de nuancer leur renforcement effectif. Nous serons intéressé·e·s par toutes les perspectives d’études sur ces inégalités : sur le volet économique avec les modifications de revenus ou les mises en suspens de projets professionnels imaginés ou désirés ; sur le volet de l’emploi, avec sa fragilisation (pertes de postes, reconductions de pertes d’essai, CDD non transformés en CDI, etc.) ; sur le volet de la dégradation ou de l’altération des conditions de travail (adaptations de poste, difficultés à stabiliser des situations de maintien en emploi, etc.). Par ailleurs, les crises peuvent introduire un trouble dans les parcours de carrière, entravant des projets de formation ou induisant leur report, ces questions feront également partie des dimensions importantes à analyser.

Une nouvelle division du travail a été entraînée par la crise pandémique, fonction du degré d’exposition au risque de contamination par la COVID-19 entre les travailleur·euses de « première ligne », de « seconde ligne » et celles et ceux conduits à travailler à distance – le plus souvent « en mode dégradé ». Elle a été un révélateur de la fragmentation des marchés du travail et aura néanmoins pu faire évoluer le regard sur certains métiers habituellement invisibles, mettant par là-même à mal les hiérarchies professionnelles existantes. Comment cette division du travail a-t-elle modifié le rapport au travail des salarié·e·s et le sens du travail ? Comment a-t-elle fait émerger les catégories de travail « essentiel » et « non-essentiel » ? Contribuera-t-elle à repenser et reconsidérer le travail, en reconnaissant en premier lieu celui effectué par cette fraction importante de travailleur·euses (caissières, éboueurs, livreurs, travailleur·euses du soin, etc.), souvent racisé·e·s, peu reconnu·e·s, mal payé·e·s et invisibilisé·e·s ? Mais quelles sont (seront) les répercussions concrètes de cette crise sur les inégalités socio-économiques entre travailleur·euses ? A-t-elle conduit à exclure du marché du travail de nouvelles catégories de travailleur·euses ? Enfin, dans la période, les inégalités de genre se développent-elles ou se situent-elles dans la continuité ?

Les réalités différentes dans le contexte des crises mettent en visibilité des vécus plus ou moins distanciables de la pandémie, par exemple selon que la crise implique une inventivité accrue dans les conditions de réalisation du travail, ou à l’extrême inverse met à l’arrêt l’activité, ou au contraire l’affecte faiblement. Au cours de l’année 2020 ont aussi semblé apparaître des formes d’acculturation à la pandémie. Devient-elle une nouvelle normalité, surtout dans des secteurs d’activité où ses impacts peuvent rester assez marginaux ? Il s’agira d’analyser finement ces questions, particulièrement dans les secteurs du soin, de l’éducation, de l’enseignement et la recherche, de la culture, de l’hôtellerie-restauration ou encore de l’habillement. La statistique publique et les premiers travaux de recherche font-ils ressortir de grandes ruptures dans la crise ? Dans cette période, le secteur de l’économie sociale et solidaire a-t-il permis des innovations accrues comparativement aux secteurs privé lucratif et public ?

Pistes 5. Quelles transformations de modes de mobilisation collectives et du travail syndical ?

A bien des égards, la crise sanitaire a mis en évidence la centralité de l’objet travail et des rapports à celui-ci pour la santé individuelle et collective. Le recours massif au télétravail induit des effets sanitaires qui restent à objectiver, et les sciences sociales ont ici un rôle essentiel à jouer. La pandémie de COVID-19 rappelle également la prégnance des inégalités sociales de santé au travail. Elle illustre, d’une part, l’inégale distribution des expositions professionnelles au risque de contamination, et l’existence de travailleur·euses de « première » et de « seconde ligne ». Elle donne de plus à voir les capacités différentes des groupes et segments professionnels à exprimer leur vulnérabilité face au virus et plus généralement aux atteintes potentielles à la santé et à se mobiliser pour défendre leurs emplois et conditions de travail. Ces aspects de la crise sanitaire constituent une invitation à davantage de recherches sur les mobilisations collectives autour du travail et de la santé au travail.

Alors que le syndicalisme cherchait à se réinventer, comment les acteurs et actrices de celui-ci font-ils et elles face à cette nouvelle crise ? Alors que le télétravail accroit la dissémination des collectifs, comment ces éléments revisitent-ils la conflictualité au travail, comment les collectifs au travail sont-ils mis à l’épreuve, surtout dans le contexte de remplacement des CHSCT par les CSE, qui a instabilisé les modes d’appréhension du travail par les instances syndicales au sein de l’entreprise ?

Deux grands enjeux sont liés à la question du travail syndical : le premier est celui de la manière dont peut maintenant être portée la critique sociale : par exemple, les revendications salariales sont-elles devenues encore moins audibles dans le contexte de la crise sanitaire et de crise économique qui s’ensuit ? Le second enjeu est celui de la manière dont le collectif peut continuer à s’élaborer dans des organisations qui se transforment extrêmement rapidement, qui se sont émiettées avec des gens qui sont encore moins présents, encore moins ensemble ? Ne va-t-on pas alors vers une hyper individualisation du travail chez certains profils ?

Enfin, la dimension de la démocratie au travail apparait aussi à analyser comme capacité à intervenir pour réélaborer l’organisation du travail dans la crise : capacité avérée ou à renforcer pour pallier les crises micro ou macro que les travailleurs et travailleuses ont toujours à affronter dans les situations de travail qu’ils et elles vivent.

Continuer de promouvoir une approche interdisciplinaire

Depuis sa création, le Gestes a souhaité pallier la fragmentation qui caractérisait le champ de recherches sur le travail en développant l’interdisciplinarité. Cette interdisciplinarité, favorisée par le nomadisme de l’objet « travail », devrait notamment permettre de construire des recherches qui se situeraient au croisement des différentes sphères de la santé. A travers les séminaires, colloques et son fonctionnement même, ont été favorisés rencontres et échanges entre les chercheur·se·s des disciplines qui y sont représentées et dont les travaux entrent en résonance. Un ouvrage et un numéro spécial de revue consacré à cette réflexivité et ces pratiques ont paru à l’initiative du Gestes[3]. Tout en continuant de développer l’interdisciplinarité au sein des sciences humaines et sociales, le Gestes a de surcroît toujours eu la volonté de développer les approches croisant sciences humaines et sociales et sciences dures. Ainsi, l’épidémiologie et la médecine (du travail) sont régulièrement représentées lors des manifestations organisées. Les appels du fonds d’amorçage permettent également de tisser des approches conjointes entre des équipes de recherche membres du réseau inscrites dans différentes disciplines, y compris celles qui ne seraient pour l’instant pas représentées au conseil d’orientation du GIS.

Développer un regard international

L’empan temporel de ce nouveau programme scientifique devrait également permettre de développer l’internationalisation de notre réseau afin de diffuser les résultats scientifiques que nous portons et les travaux sur lesquels nous nous appuyons. Cette volonté se traduit déjà dans notre gouvernance ainsi que dans nos activités d’animation de la recherche. Notre conseil scientifique est exclusivement international depuis la création du Gestes, les colloques internationaux que nous avons portés ou soutenus ont aussi montré la dimension internationale du réseau et des collaborations établies.

Pour accroître cette internationalisation sur le contenu même des recherches dans le champ du travail telles qu’elles sont développées sur notre territoire, le Gestes s’engage pour son prochain quinquennat à soutenir la diffusion de ces recherches dans d’autres langues que le français. De plus, ce programme scientifique souligne la nécessité pour le Gestes d’être porteur d’éclairages et de comparaisons internationales, sur la manière dont les problématiques de santé au travail se structurent scientifiquement et institutionnellement à l’international, disciplinairement et interdisciplinairement. L’organisation d’un séminaire consacré à des recherches, francophones ou non, menées sur des terrains étrangers pourrait constituer un premier pas en cette direction.

Dialogue sciences société

Sur le plan des impacts sociétaux, le thème du travail favorise les échanges entre chercheur·se·s et différent·e·s acteurs et actrices du monde du travail. Le parti pris du Gestes est, plutôt qu’endosser une posture de transmission d’un savoir, d’instruire des interrogations fondamentales pour que chacun·e s’ouvre à la discussion, au débat, voire à la controverse. Les colloques et séminaires ont mobilisé de nombreux intervenant·e·s professionnel·le·s, avec un point d’orgue lors du colloque de 2015[4] qui a sollicité leur prise de parole et la mise en débat des recherches et interventions menées en matière de prévention des facteurs psychosociaux de risque. Ainsi cette manifestation a inscrit durablement le Gestes comme un groupement scientifique faisant office de point de contact entre chercheur·se·s et praticien·ne·s – et le souhaitant vivement -.

Notre conception du dialogue sciences société est également tournée vers la jeunesse. Le prix d’écriture créative organisé en partenariat avec le Rectorat de Versailles a associé des enseignant·e·s autour des représentations et significations du travail aujourd’hui et demain de 2015 à 2018, puis en 2020-2021. Le Prix des chercheur·se·s créé en 2018 a également été renouvelé en 2020-2021 avec la publication d’une sélection de textes sur le site du Gestes, accompagnés d’un texte de chercheur·se, sur le modèle de l’ouvrage de 2018 croisant les écritures[5], dont la démarche a été valorisée par une publication dans La Revue des conditions de travail[6].


[1] Avant de devenir un GIS, le Gestes a été labellisé en 2011 comme Domaine d’Intérêt Majeur (DIM) par le Conseil Régional d’Ile-de-France.

[2] La liste des équipes de recherches est accessible ici : https://gestes.cnrs.fr/le-gis/

[3] Bernard, J., Edey Gamassou, C., Mias, A., Renault, E. (dir.) (2020). L’interdisciplinarité au travail. Du travail interdisciplinaire à la transformation du travail. Nanterre : Presses Universitaires de Nanterre ; Pélisse, J. (coord.) (2018). Numéro spécial « Nécessités et limites de l’interdisciplinarité pour étudier le travail et la santé », PISTES, n°20-1, en ligne : https://journals.openedition.org/pistes/5536

[4] Mias, A. et Wolmark, C. (dir) (2018). Agir sur la santé au travail. Acteurs, dispositifs, outils et expertise autour des enjeux psychosociaux, Toulouse.

[5] Edey Gamassou, C. & Prunier-Poulmaire, S. (dir.). Ecrivons le travail ! Lycéens et chercheurs : écritures croisées sur le travail. Toulouse : Editions Octarès, 2018.

[6] Edey Gamassou, C. & Mias, A. « Apprendre un métier et écrire le travail ». La Revue des conditions de travail, ANACT, 2019.