Lors de cette première séance du séminaire du GIS Gestes sur le thème « Acteurs et actions en santé au travail », Lucie Goussard et Guillaume Tiffon, tous deux maîtres de conférences en sociologie à l’Université d’Evry, étaient invitées à présenter l’ouvrage récent qu’ils ont dirigé, intitulé Syndicalisme et santé au travail (éditions du Croquant, 2017). Cet ouvrage fait suite à des journées d’études organisées à Paris en mai 2015, manifestation scientifique lauréate du Gestes. Judith Rainhorn, professeur en histoire sociale contemporaine à l’Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne et membre du bureau du GIS Gestes, et François Daniellou, ancien professeur d’ergonomie et désormais directeur scientifique de la Fondation pour une culture de sécurité, étaient invités à réagir, discuter et mettre en perspectives cette présentation.

La présentation de Lucie Goussard et Guillaume Tiffon s’est organisée en trois temps. Après une présentation du projet, puis de la structure et des grands thématiques de l’ouvrage, les deux sociologues ont proposé une mise en perspectives des différentes contributions. Ils sont notamment revenus sur les trois objectifs qui ont porté l’organisation de ces journées d’études et la rédaction de l’ouvrage :

  • Saisir comment les équipes syndicales s’emparent du sujet ;
  • Favoriser la circulation des savoirs, ceux produits par les chercheurs, ceux produits par les syndicalistes et ceux des experts CHSCT, en faisant une place pour des témoignages, des points de vue, des expériences.
  • Remonter à la racine des problèmes de santé au travail : les rapports sociaux de production capitaliste.

Après une présentation synthétique des six parties de l’ouvrage, L. Goussard et G. Tiffon ont insisté sur trois grandes transformations du travail qui produisent des masques pour appréhender les enjeux de santé au travail et qui représentent autant d’enjeux pour l’action syndicale :

  • Devoir désindividualiser, lutter contre tout ce qui individualise la perception des conditions de travail.
  • Lutter contre l’opacification de l’exploitation, la rhétorique consensualiste qui présente la prévention comme un sujet apparemment consensuel.
  • Devoir repolitiser ces questions, contre une tendance à la technicisation.

Réagissant à cette présentation, Judith Rainhorn a présenté comment, en historienne, elle appréhende ces questions, en soulignant notamment que le syndicalisme offre des traces pour l’historien sur les questions de conditions sanitaires du travail ouvrier. Elle partage aussi un questionnement sur ce que la santé au travail fait à l’action syndicale ou aux revendications syndicales. Elle a ensuite organisé la discussion autour de deux axes de réflexion pour un dialogue entre historiens et sociologues.

  1. Le premier axe de réflexion concerne la prise en compte de la chronologie en longue durée. Judith Rainhorn a souligné le caractère extrêmement chaotique de cette histoire, faite de moments de creux et de moments de plein, de phases d’occultation et de phases de transparence. Par ailleurs, elle a insisté sur la question des échelles d’observation, en montrant que les formes de négociation entre santé et emploi sont souvent invisibles, qu’il s’agit souvent de négociations à très petite échelle, quasi-individuelle. Autrement dit, l’absence de prise de position officielle du syndicat sur ces questions sanitaires ne signifie pas que, dans le même temps, rien ne se passe à une échelle plus petite. Enfin, J. Rainhorn a rappelé la formation très lente, très aléatoire de cette vision hygiéniste et individualisante des questions de santé au travail, depuis les années 1840.
  2. Le second axe de réflexion concerne l’articulation entre savoirs experts et savoirs profanes. J. Rainhorn a évoqué un travail engagé avec Laure Pitti, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris 8, qui n’a pas donné lieu à publication, consistant à mettre en regard deux moments de mobilisation sur les enjeux de santé au travail, les années 1900 (1890-1914) et les années 1970, et à étudier la façon dont les enquêtes « syndicales » ont été conduites dans ces deux périodes. Il en ressort notamment la grande marginalité des médecins et des syndicalistes engagés dans ces enquêtes.

François Daniellou a retracé à grands traits l’histoire des relations entre ergonomes et organisations syndicales en France, avant de revenir plus en détail sur une expérience de recherche-action avec la CGT à la fin des années 2000. Ce retour sur les expériences d’échanges entre ergonomes et syndicalistes fait ressortir l’importance des premières « rencontres » :

  • 1963-1964 : une demande de la fédération de la métallurgie CFTC sur les ouvrières de l’industrie électronique
  • 1969-1972 : l’étude au sein de Thomson à Angers, la première étude en entreprise, pendant laquelle Catherine Teiger se fait embauchée comme ouvrière.

François Daniellou a souligné dans chaque cas les résultats centraux de ces études, mettant ainsi en évidence comment le travail avec les syndicats a participé de la construction du savoir de l’ergonomie de langue française. Il insiste sur l’expérience qu’il a fait d’un « tunnel » entre 1990 et 2003, années pendant lesquelles aucune demande syndicale ne leur a été adressée. Les choses sont ensuite revenues progressivement, d’abord par une demande de la CFDT pour former des équipes syndicales à l’analyse des situations de travail, qui conduit entre autres à la publication du Travail intenable sous la direction de Laurence Théry (La Découverte, 2006).

Dans un second temps, F. Daniellou est revenu sur l’expérience d’une recherche-action avec la CGT Renault entre 2007 et 2009, au cours de laquelle 28 équipes syndicales ont été formées pour analyser les situations de travail. F. Daniellou a mis en avant des résultats « puissants » : la vision de salariés résistants (qui essaient de faire le mieux possible un travail de qualité) ; une nouvelle autorité donnée aux représentants du personnel dans les CHSCT (« ça nous donne autorité ») ; des résultats électoraux en progression pour la CGT ; un lien fait avec la négociation économique et une boucle courte entre les négociateurs nationaux et le terrain, fournissant des arguments pour peser dans la négociation économique.